Mon cher Quaesitus,
Accroche ton char à une étoile, dit Emerson. Voici comment ce combat s’est imposé à moi, alors que je n’étais qu’un enfant d’une dizaine d’années.
Un petit garçon de la campagne
Jusqu’à 5 ans, je vivais à la campagne dans le village de Pailly. J’allai à l’école de mon village, j’avais plein de copains … et même une copine … Je me rappelle ces folles équipées en luge sur la route du village qui passait devant l’église. Nous attendions avec impatience la neige pour que notre bande de gamins se lance à toute allure en faisant des bobs … comme on le disait à cette époque. Nous étions les maîtres de la route. Je me sentais appartenir à cette bande, à cette école, à ce village. Je me sentais exister et vivre. Je ne savais pas encore … que c’était le bonheur !
Le début de la fêlure
Puis un jour, je me vois, appelé par ma mère, à monter dans la chambre. Là, mon père est couché, nous échangeons quelques mots, il m’explique qu’il est malade et qu’il va bientôt aller mieux. Il a 66 ans, j’ai 5 ans ! Je ne le reverrai plus. On m’expliquera bien plus tard qu’il est mort d’un infarctus.
Mon père avait l’âge d’être mon grand-père, il n’aura même pas eu le temps d’être mon père … et moi son fils.
Grand cortège au village. Beaucoup de monde que je ne connais pas. Ma mère pleure … elle ne s’occupe pas de moi … Je me sens complètement perdu. Je laisse passer la foule et m’assieds au bord du chemin … seul. Que font-ils ? Où vont-ils ? Je pose la question. Quelqu’un répond : « Mon petit … on enterre ton père ». Je n’irai même pas jusqu’au cimetière. Une jeune fille, que je connaissais me récupère en redescendant.
Je ne sais pas où se trouve ma mère … je la cherche toujours
Premier contact avec le silence
Plusieurs mois après, descendant un escalier qui se termine par une porte, j’entends ma mère parler avec quelqu’un : « Thierry n’a pas encore réalisé que son père est mort. C’est peut-être à cause de cela qu’il ne parle plus ». Cela a duré 6 mois.
Le silence m’avait accueilli en son sein … déjà.
Quelques mois encore … et un homme vient à la maison … je comprends qu’il va remplacer mon père. Puis rapidement, ma vie entière bascule … je suis placé dans une maison avec d’autres enfants à Burtigny. Je ne comprends rien à ce qui m’arrive. Pourquoi suis-je ici ? Je dois, moi l’enfant libre de la campagne, me conformer aux règles de la maison, obéir aux adultes, suivre un horaire … Lors d’une promenade, je pose une question à la dame chargée de nous surveiller : « C’est quoi cette maison où j’habite maintenant et pourquoi suis-je ici ? » La dame, étonnée, me répond : « C’est un orphelinat » – « Mais je ne suis pas orphelin ! Où est ma mère ? » – « Elle s’est remariée et ils ont pensé que ce serait mieux pour eux que tu sois ici pour quelques mois ».
Un vilain gosse
Me voilà à Lausanne … dans le grand appartement de l’homme qui a épousé ma mère. Je vais à l’école dans le quartier. Je suis dissipé, je dérange … je collectionne les punitions … j’achète un beau cahier noir … où je recopie des centaines de fois « je ne dois pas déranger la classe par mes bavardages » ou alors c’est l’histoire de la chèvre de Monsieur Seguin … elle me plaît cette chèvre ???? Dans la cour, je n’arrête pas de me battre … je suis fier, malgré mes 6 ans, de donner des coups de poings … de me faire respecter. Je n’ai plus de copains, je n’ai que des adversaires … potentiels.
Je monte d’une année … je ne me bagarre plus … je ne dérange plus mes camarades en classe … je deviens silencieux … mais mes notes sont mauvaises. Je loupe deux fois les examens pour passer au collège. Puis ensuite la primsup.
Bref, je suis devenu un cancre.
Je me révèle à moi-même
Ne sachant que faire, mes parents vers 12 ans me mettent dans un collège privé, le collège Pierre Viret. Je ne m’intéresse à rien … je suis distrais. Puis un enseignant s’intéresse à moi, me parle d’astronomie. Cela me passionne.
Je commence à lire … beaucoup.
Mes notes s’améliorent. Une autre enseignante, la prof de géométrie va jouer le rôle le plus déterminant de ma jeune existence. Elle va m’encourager et me stimuler. Chaque vendredi elle nous donne un devoir : trouver la démonstration d’un théorème. Je me prends au jeu … un autre camarade aussi. Je passe mon weekend à chercher … jusqu’à ce que je trouve la démonstration. J’attends avec impatience le lundi matin … le prochain cours de géométrie. Souvent je viens avec la solution … mon camarade aussi … les autres n’ont même pas essayé.
Quelque fois, je suis seul à trouver : j’ai un dix. Ma note monte … avec ma confiance. Ensuite je me dis que je peux faire le même effort dans les autres branches. Je travaille plus que tous.
Je lis de plus en plus … je commence à écrire.
Vers les 18 ans, je suis premier dans 14 branches sur 17 (ah l’allemand et l’anglais !). Avant que je passe mon examen de maturité, le directeur m’engage pour la rentrée comme professeur pour enseigner la physique et la géométrie descriptive aux 1ere années. Ensuite après quelques mois, je pars à l’armée.
La vie a-t-elle un sens ?
Le souvenir le plus vivace de cette période cruciale de ma vie a été provoqué par la question de ma prof de géométrie en pleine classe :
« Quel est, selon vous, le sens de la vie ? »
Mes camardes proposèrent : « Être heureux, aimer et être aimé, bien gagner sa vie etc… » Moi je réfléchis, puis quand mon tour vient, je dis avec assurance:
« Pour moi, avoir un sens à sa vie, c’est apporter au monde plus qu’il ne vous a apporté ».
La prof fut étonnée, mais je sentis que ma réponse lui plaisait.
Depuis ce jour, ma réponse n’a pas varié.
Je me découvre inachevé
Durant ma vie, je me suis souvent senti en trop, en marge … je me suis souvent heurté aux ordres, aux personnes qui commandent, j’ai souvent perçu les autres comme une menace, un danger … je me suis pris pour un cancre … irrécupérable … mais je suis devenu le premier de mon collège. Grâce à cette prof, à son attention, à ses défis … je me suis révélé à moi-même. Avec ma mère toujours couchée dans sa chambre, devenue gravement dépressive, j’ai dû apprendre à me débrouiller seul, à me faire à manger, à vivre seul … alors que mon beau-père était auprès de sa mère, tellement sa vie conjugale était devenue pénible … pour lui.
A 22 ans, je devins le curateur de ma mère.
A 24 ans, je devins orphelin d’une mère … dont j’aurai été le père durant plusieurs années.
Je suis devenu adulte à 14 ans.
Je n’ai pas mal tourné, mais il n’y a que quelques années que je ne me sens plus inachevé.
Maintenant je peux affirmer : « Je suis un survivant »
Ma vie a du sens. Je suis debout !
… mais cela ne me suffisait toujours pas.
Ce que je désirais de tout mon être, ce n’est pas atteindre une étoile … mais étreindre l’infini !