Mon cher Quaesitus,
Nous ne pouvons pas vivre sans traditions, ni rituels. Oui je sais, cela sonne faux à tes oreilles, mais c’est pourtant la réalité. Prenons une journée normale, tu te lèves le matin, généralement à la même heure, tradition. Tu te fais ton petit café, sans lait, mais deux sucres, rituel. Au travail, tu allumes ton ordinateur, pendant qu’il démarre, tu fais le tour du bureau en saluant tes collègues, tu reviens avec un café et commences par lire tes mails, traditions et rituels. En rentrant du travail, tu passes au bistrot du coin et retrouves quelques amis pour l’apéro. Quand vous trinquez, chacun regarde l’autre dans les yeux en disant « santé », tradition et rituel. Alors convaincu ?
Certes, nous réservons ces mots « traditions » et « rituels » à la religion, mais la réalité de notre existence quotidienne est tissée par ces habitudes personnelles et sociales qui la rythment, lui donne de la fluidité et de l’aisance, nous rassure, nous offre de la sécurité. Il n’est qu’à voir comment nous nous sentons quand la situation change et que nous ne retrouvons plus nos repères et nos petites traditions et autres rituels. Il nous manque quelque chose et nous nous sentons mal à l’aise. Imagine alors si un collègue, rentrant dans votre bureau, ne te salue pas et va s’assoir à sa table sans dire un mot. Ne vas-tu pas te dire, « Tiens serait-il fâché contre moi ? » « A-t-il un problème pour qu’il m’ignore ainsi ? » Il a transgressé une tradition transmise de génération en génération. Si cela se reproduit sans que tu comprennes pourquoi, tu vas te dire : « Ce gars est devenu asocial … je vais moi aussi prendre mes distances. C’est insupportable ! »
Un simple geste déclenche la colère
« Un jour de sabbat, Jésus traversait des champs de blé. Tout en marchant, ses disciples se mirent à arracher des épis. Les pharisiens lui dirent: « Regarde! Pourquoi font-ils ce qui n’est pas permis pendant le sabbat? » Jésus leur répondit: « N’avez-vous jamais lu ce qu’a fait David, lorsqu’il a été dans le besoin et qu’il a eu faim, lui et ses compagnons? Il est entré dans la maison de Dieu, à l’époque du grand-prêtre Abiathar, a mangé les pains consacrés qu’il n’est permis qu’aux prêtres de manger et en a même donné à ses compagnons! » Puis il leur dit: « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat, de sorte que le Fils de l’homme est le Seigneur même du sabbat. » (Evangile de Marc 2.23-28 S21)
Le respect du sabbat, un jour où l’on ne doit pas travailler, est un des dix commandements très respectés par les juifs. On peut même dire qu’ils en ont fait leur cheval de bataille pour se distinguer des autres peuples et affirmer leur spécificité de peuple élu.
Au fil du temps, les rabbins ajoutèrent de nouvelles traditions contraignantes qu’ils placèrent au même niveau que la Loi avec la même autorité. Par exemple, interdiction de marcher au-delà de 900 m de sa maison. La Loi permettait à un passant de glaner quelques épis de blés pour se nourrir, mais interdisait de les vendre. La tradition considéra ensuite que broyer quelques épis dans ses mains était un travail de battage et est donc interdit durant le sabbat.
Jésus est interpellé par les tenants de la Loi. En reprenant ce texte des Ecritures montrant comment le roi David a pris des pains consacrés réservés aux prêtres pour apaiser sa faim et celle de ses compagnons, Jésus est transgressif des traditions des rabbins. Il cherche à renverser la compréhension traditionnelle des pharisiens en remettant au premier plan l’intention divine de cette loi : Le sabbat a été fait pour l’homme, pour qu’il se repose de son travail, qu’il partage un repas avec ses proches et amis, se réjouisse et adore, en fait mettre l’être humain au centre devant Dieu. C’est ce qu’on appelle recadrer quelqu’un et lui tirer le tapis sous les pieds. Ça passe mal généralement.
Un autre geste met le feu aux poudres
Juste après cette déclaration à l’emporte-pièce, Jésus se rend à la synagogue et là, rebelote, il transgresse encore une fois le sabbat tel que le comprennent les pharisiens en guérissant un homme à la main paralysée.
« Jésus dit à l’homme qui avait la main paralysée: « Lève-toi, là au milieu. » Puis il leur dit: « Est-il permis, le jour du sabbat, de faire du bien ou de faire du mal, de sauver une personne ou de la tuer? » Mais ils (les pharisiens) gardèrent le silence. Alors il promena sur eux un regard de colère et, peiné de l’endurcissement de leur cœur, il dit à l’homme: « Tends ta main. » Il la tendit, et sa main fut guérie. » (Evangile de Marc 3.3-5 S21)
Après sa déclaration forte, Jésus guérit un malade, un travail interdit un jour de sabbat. Non mais, faut pas pousser !
Que firent les pharisiens ?
« Les pharisiens sortirent et tinrent aussitôt conseil avec les hérodiens sur les moyens de le faire mourir. » (v. 6)
Le vrai enjeu est plus grave encore
Mais au fait, mon cher Quaesitus, quel est l’enjeu véritable dans cette affaire du sabbat ?
Les pharisiens et Jésus se crêpent-ils le chignon juste sur des différences d’interprétations, l’une rigoureuse, voire implacable et l’autre plus libérale et humaine ? En fait ont-ils juste un litige théologique ?
Oh que non ! Si c’étaient le cas, les pharisiens et Jésus seraient repartis chacun de leur côté jusqu’à la prochaine escarmouche.
Jésus, une fois de plus est allé plus loin encore, trop loin, beaucoup trop loin :
« Le Fils de l’Homme (Jésus s’appelle ainsi assez souvent) est le Seigneur du sabbat »
Pour les pharisiens, quand Jésus se déclare le Seigneur ou le maître du sabbat, il s’arroge une prérogative exclusive de Dieu et donc se met au même niveau que Dieu. En fait il blasphème. C’est absolument insupportable et pour eux ce Jésus mérite la mort puisque dans la Loi, le blasphème est puni de mort ! C’est aussi simple que cela !
Une ouverture inouïe
Mais en plus, en refusant la rigueur des traditions humaines liées au sabbat pour le recentrer sur le bien de l’homme, il décentre et relativise ce qui fait le cœur de la singularité de ce peuple, à sa différence qui le sépare de tous les autres, à son statut de peuple élu par Dieu avec un seul Temple où seul Dieu peut être adoré.
A la Samaritaine, Jésus a dit
« L’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père » (Evangile de Jean 4.21).
Jésus proclame clairement qu’une nouvelle ère commence avec lui et que tout va changer. Le Temple et la Loi ne sont bientôt plus les lieux de la foi au Dieu unique.
En l’an 70, le Temple de Jérusalem sera détruit.
« Voici quelle est mon alliance avec toi (Abraham). Tu deviendras le père d’un grand nombre de nations. … J’établirai mon alliance entre moi et toi, ainsi que tes descendants après toi, au fil des générations : ce sera une alliance perpétuelle en vertu de laquelle je serai ton Dieu et celui de ta descendance après toi. » (Genèse 17.4-6 S21)
Par Jésus, ne sommes-nous pas appelé à être cette descendance spirituelle, mon cher Quaesitus ?
Jésus ne dit-il pas qu’Il est désormais le Lieu de la rencontre avec Dieu, le nouveau Moïse qui ouvre un chemin de libération, un second exode ?