Mon cher Quaesitus,
Surprenant comme parcours, n’est-ce pas ?
Des réactions très contrastées
Lorsque j’ai terminé mon intervention en mai 1994, plusieurs s’approchent de moi pour me remercier de ma franchise et d’avoir ainsi partagé des choses si personnelles. Certains même expriment leur regret de ne pas avoir eu une telle expérience. Mais quelques semaines plus tard, je reçois d’autres sons de cloche nettement plus discordants. Plusieurs laïcs avec des responsabilités dans cette paroisse sont sortis de cette célébration choqués ou pour le moins contrariés.
Leur conviction à mon sujet est plutôt du style :
« Il devrait refaire une psychothérapie et ne pas mêler Marie à sa névrose d’enfant abandonné. Son expérience est pathologique ».
« Il a essayé dans l’Eglise réformée, il a échoué et maintenant il veut recommencer dans l’Eglise catholique ».
Autant dire que je suis blessé et me sens rejeté. En plus je ne sais pas qui a pu dire cela. Je n’ai donc pas la possibilité de clarifier les choses avec ces personnes. Je me sens comme un immigré. Il ne peut plus retourner dans son pays d’origine. Mais dans son pays d’adoption, il suscite la méfiance ou une indifférence polie. Il est partagé voire déchiré intérieurement, il n’est confortable nulle part. Dès ce moment, je suis entré en silence.
Voici ce que j’écrivais en avril 1993, soit 4 mois avant mon expérience :
J’ai la pensée que Dieu a pour moi un chemin particulièrement étroit et caché au regard des hommes. Moi qui ai toujours désiré avoir un parcours brillant. Voilà que Jésus m’appelle à la vie cachée en Lui.
Une pensée prophétique : c’est ce que je vis depuis 25 ans.
Quel discernement apporter après 25 ans ?
En relisant mon journal sur cette période cruciale de mon existence et en me remémorant comment j’ai évolué depuis tout ce temps au niveau personnel et spirituel, je peux affirmer avec certitude que cette expérience ne fut pas un feu de paille, une sorte d’illusion euphorisante. Ma vie spirituelle a profondément changé durant cette année-là.
Cette expérience bouleversante de la présence de Marie dans ma vie, une expérience vive, très spontanée et non prévue, s’est structurée, a pris une forme théologique plus raisonnée. J’ai cherché à la comprendre. Mais mon climat intérieur est resté le même depuis cette époque.
J’aime Marie et je me sens aimé par elle … tout simplement.
Une expérience pathologique ?
Le XXe siècle fut un siècle réducteur. Tout fut réduit, rapetissé au niveau horizontal de la matière et du psychologique. L’homme n’est plus qu’un animal pensant apparenté à des primates, l’esprit n’est qu’un mélange disparate entre un Moi faible et un inconscient sombre avec des pulsions malveillantes ou sexuelles.
Dans cette culture de l’insignifiance qui a perdu le sens de la transcendance, l’expérience spirituelle ne peut qu’être une compensation morbide d’un manque ou de pulsions inavouables, une névrose plus ou moins déstructurante ou une illusion réconfortante, une sorte de mise en surface de ses désirs profonds inconscients et donc troubles.
Mais quand ont dit « ce n’est plus que … » prend-on en compte toute la densité de notre vie humaine avec sa part de profondeur souvent insoupçonnée, mais aussi de mystère ?
Ai-je été un enfant et un jeune adulte névrosé, tel un jeune arbre planté dans une mauvaise terre et qui pousse de travers ? Certainement.
Ai-je vécu une dépression après la fin de mon ministère diaconal ? Absolument.
Ai-je eu besoin de trouver une mère de substitution qui corresponde à mon idéal féminin ? Je pense qu’on peut le dire.
Mais alors ces catholiques bien-pensants ont-ils eu raison de dire que mon expérience était pathologique ?
Que puis-je répondre à cela ?
J’ai été un vase de terre fêlé
Nous portons ce trésor dans des vases de terre afin que cette puissance extraordinaire soit attribuée à Dieu, et non à nous. Nous sommes pressés de toutes parts, mais non écrasés ; inquiets, mais non désespérés ; persécutés, mais non abandonnés ; abattus, mais non anéantis. Nous portons toujours avec nous dans notre corps l’agonie du [Seigneur] Jésus afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps. Ainsi la mort est à l’œuvre en nous, et la vie en vous. (2 Co 4 :7-10 et 12 S21)
Voici des versets bibliques que j’ai médités en avril 1993, quatre mois avant mon expérience. Ils m’ont permis de comprendre alors que la vie spirituelle est plutôt une descente dans la profondeur avec des dépouillements et des petites morts qu’une ascension, synonyme de puissance et de reconnaissance. Tout est déjà là !
Alors maintenant je peux répondre.
Oui, j’ai été un enfant névrosé, oui j’ai fait une dépression, oui, mon vécu avec ma mère m’a poussé d’une manière inconsciente à me tourner vers Marie. OUI, mes détracteurs avaient raison. Mais ils ont passé à côté de l’essentiel … et cela change tout !
J’ai été longtemps comme un vase de terre fêlé, contenant tant de choses lourdes et douloureuses suintant au dehors par mes fêlures. J’ai été pressé de toutes parts, mais non écrasé ; inquiet, mais non désespéré ; incompris et repoussé, mais non abandonné ; abattu, mais non anéanti.
Le divin potier n’a pas jeté ce vase fêlé et inutile, Il l’a mis de côté pour le retravailler en prenant du temps. Il l’a vidé petit-à-petit par des épreuves, des afflictions, des rejets durant 8 ans. A plusieurs reprises, Il l’a remis dans le feu pour le réparer et le remplir de Lui jusqu’au débordement.
J’ai résisté parfois jusqu’à la révolte, mais le divin potier ne m’a pas lâché jusqu’à ce que l’œuvre soit achevée.
Et Marie dans tout cela ?
Par son oui, Marie a donné forme en son âme et en son sein au Fils de Dieu, le Christ. A la mort de son Fils sur la croix, Marie a reçu de son fils la mission d’une maternité spirituelle en formant le Christ dans les élus.
« C’est avec elle (Marie) et en elle et d’elle que le Saint-Esprit a produit son chef-d’œuvre, qui est un Dieu fait homme, et qu’il produit tous les jours jusqu’à la fin du monde les prédestinés et les membres du corps de ce chef adorable : c’est pourquoi plus il trouve Marie, sa chère et indissoluble Epouse, dans une âme, et plus il devient opérant et puissant pour produire Jésus-Christ en cette âme et cette âme en Jésus-Christ. (Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge § 20 de Grignion de Montfort)
Voilà comment je comprends mon expérience. Libre à toi, mon cher Quaesitus, de le voir autrement.
Mais une chose est certaine : 25 ans après, Marie habite toujours chez moi, dans mon cœur.
Ce livre est là pour en témoigner.
« Jésus, voyant sa Mère et, près d’elle, le disciple qu’il aimait, dit à sa Mère : “Femme, voici ton fils.” Puis il dit au disciple : “Voici ta Mère.” Dès cette heure-là, le disciple la prit chez lui. » Évangile selon saint Jean 19, 26-27